"Pour la première fois, il pense, tout en bêchant, que sous ces écorces monte un sang pareil à son sang à lui :
qu'une énergie farouche tord ces branches et lance ces jets d'herbes dans le ciel. (...)
Ainsi, autour de lui, sur cette terre, tous ses gestes font souffrir ?
Il est donc installé dans la souffrance des plantes et des bêtes ?
Il ne peut donc pas couper un arbre sans tuer ?
Il tue, quand il coupe un arbre.
Il tue quand il fauche...
Alors, comme ça, il tue tout le temps ? Il vit comme une grosse barrique qui roule en écrasant tout autour de lui ?
C'est donc tout vivant ?
Janet l'a compris avant lui.
Tout : bêtes, plantes, et, qui sait ? peut-être les pierres aussi.
Alors, il ne peut plus lever le doigt sans faire couler des ruisseaux de douleur ?
Il se redresse : appuyé sur le manche de l'outil, il regarde la grande terre couverte de cicatrices et de blessures.
Cette terre !
Cette terre qui s'étend, large de chaque côté, grasse, lourde, avec sa charge d'arbres et d'eaux, ses fleuves,
ses ruisseaux, ses forêts, ses monts, ses collines et ses villes rondes qui tournent au milieu des éclairs,
ses hordes d'hommes, cramponnés à ses poils, si c'était une créature vivante, un corps ? (...)
Ce val, ce pli entre les collines, où je suis en train de gratter, s'il allait bouger sous le coupant de ma bêche ?
Un corps !
Avec de la vie ! (...)
Une vie immense, très lente, mais terrible par sa force révélée, émeut le corps formidable de la terre,
circule de mamelons en vallées, ploie la plaine, courbe les fleuves, hausse la lourde chair herbeuse.
Tout à l'heure, pour se venger, elle va me soulever en plein ciel jusqu'où les alouettes perdent le souffle".
Jean Giono
Colline
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(Réf. : Sur les épaules de Darwin - France Inter)
émission de Jean-Claude Ameisen
du 5 décembre 2015
"Argile du passé" (4)
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Par Den :
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