....bienvenue chez moi


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Bienvenue dans mon nouvel espace
"le crayon et la plume"
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jeudi 30 mai 2019

*Quelque chose vit en nous..........................



 


 Ecoutez nos défaites


Laurent Gaudé


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 extrait

Tout ce qui se dépose en nous, année après année, sans que l’on s’en aperçoive : des visages qu’on pensait oubliés, des sensations, des idées que l’on était sûr d’avoir fixées durablement, puis qui disparaissent, reviennent, disparaissent à nouveau, signe qu’au-delà de la conscience quelque chose vit en nous qui nous échappe mais nous transforme, tout ce qui bouge là avance obscurément, année après année, souterrainement, jusqu’à remonter un jour et nous saisir d’effroi presque, parce qu’il devient évident que le temps a passé et qu’on ne sait pas s’il sera possible de vivre avec tous ces mots, toutes ces scènes vécues, éprouvées, qui finissent par vous charger comme on le dirait d’un navire. Peut-être est-ce cela que l’on nomme sagesse : cet amas de tout, ciel d’Afrique, serments d’enfants, courses poursuites dans la Médina de Tanger, visage de Shaveen, la combattante kurde aux lourdes tresses noires, tout, les noms utilisés, les rendez-vous pris, les hommes abattus et ceux protégés, je ne peux pas, moi, sagesse de quoi, cet amas vivant ne me sert pas à être plus clairvoyant, il ne me pèse pas non plus, non, c’est autre chose : il m’aspire. Je sens de plus en plus souvent mon esprit invité à explorer ce pays intérieur. La foule en colère sur la route entre Misrata et Syrte, la peur que j’essaie de contrôler mais qui monte en moi, le café blanc de Beyrouth, le bruit si particulier des armes lourdes dans les faubourgs de Benghazi au milieu d’une armée rebelle en débâcle, ces instants si nombreux où j’ai cru être perdu, l’ivresse ensuite, pour moi seul, d’être encore en vie, et personne pour le savoir, pour partager ce bonheur, tout cela, et les avions qui déchirent le ciel du Mali pour aller bombarder des positions que je viens de leur transmettre, la chaleur, les moments étranges de transit dans les aéroports, entre deux zones de guerre, où je déambule dans les duty free sans pouvoir rien acheter comme si cet univers-là, celui des cartouches de cigarettes sans taxe, des bouteilles de whisky en pyramide, n’était plus le mien. Tout cela est devenu un monde entier qui vit, se tord, fait resurgir parfois, au milieu de la nuit, une image : les gamins qui jouent à faire éclater les balles trouvées par terre dans les quartiers chiites de Beyrouth, la douceur d’une soirée dans les jardins de la résidence de l’ambassadeur à Bamako, tout cela m’invite comme s’il y avait dorénavant un autre monde possible, à explorer, à comprendre, celui que je porte en moi. Et je le sens aujourd’hui, tandis que je marche le long du quai en direction de Bellevueplatz : il y a en moi quelque chose de différent que je ne sais pas nommer, qui s’agrandit et m’aspire. Je sais que cela ne se voit pas encore. Je sais que, dans quelques heures, face à Auguste, je serai celui que j’ai toujours été : Assem Graïeb. Je porterai à nouveau ce nom qui n’est pas le mien mais auquel je me suis fait, Assem Graïeb, agent dans les services depuis plus de dix ans, Assem Graïeb, que les jeunes recrues, lorsqu’il m’arrive d’en croiser boulevard Mortier, à Paris, lors d’une cérémonie officielle, regardent avec déférence parce que, sans savoir exactement ce que j’ai fait, ils connaissent la liste des terrains d’opérations où l’on m’a envoyé : Afghanistan, Sahel, Libye, Irak, et cela suffit à les impressionner. Assem Graïeb, qu’ils appellent entre eux “un chasseur” et ils ont raison, j’ai fait tant d’opérations Homo* durant toutes ces années que je suis devenu un chasseur, tueur de la République qui traque sans cesse des hommes nouveaux. Pour eux tous, je serai celui-là encore, parce qu’à leurs yeux Assem Graïeb vit toujours, identique à lui-même, mais je sais, moi, que quelque chose grandit qui me change et s’ouvrira peut-être un jour comme une immense gueule intérieure pour tout avaler – et qui sait alors ce que je ferai... Lorsqu’il m’a demandé d’où j’étais et que j’ai répondu “irakienne”, j’ai vu, dans son regard, qu’il connaissait mon pays. Il a pris ensuite un air étonné, a prononcé une phrase, une de celles que j’entends lorsque je décline ma nationalité : “Ce n’est pas trop dur ? ...” mais il l’a fait justement pour paraître anodin. Je l’ai senti. Dans son regard, juste avant, il connaissait mon pays et ce simple mot, “irakienne”, avait suffi à le transporter là-bas. J’en suis sûre. Plus tard, dans la soirée, tandis que nous étions encore au bar, il est revenu sur le sujet et il a demandé : “Où en Irak ?” J’ai dit “Bagdad” et, là encore, j’ai vu qu’à la seule évocation du nom de ma ville il partait là-bas en esprit. Il s’en est moins caché. Il a gardé le silence longtemps. Et je n’ai rien dit. Puis il a eu un sourire doux et j’ai su que nous monterions dans sa chambre, j’ai su que nous ferions l’amour. Pas seulement à cause de Bagdad mais parce qu’il acceptait de ne plus jouer à celui qui ne connaissait pas, parce que la seconde fois, il n’avait pas posé une de ces questions que l’on me pose si souvent : “Et tu retournes encore là-bas ? ...” Non. Il était juste resté avec les images de cette ville qui étaient en lui et il avait pris son temps. J’ai tout de suite su qu’il était militaire. Ou quelque chose comme ça. Je le lui ai dit. Là, au bar. Avant qu’il ne me prenne délicatement par la main, comme l’aurait fait un lycéen qui veut quitter le banc avec son amoureuse pour chercher un endroit plus discret. Dans cette salle d’où l’on voyait la Limmat couler, et où nous étions les derniers, je lui ai dit : “Militaire, n’est-ce pas ?” Et il a ri. Il n’a pas nié. Il a même dit : “Ça se voit tant que ça ? ...” Puis une blague peut-être : “Il faut que je change de métier alors ...” J’ai su parce qu’il a accepté, durant toute la soirée, de ne rien dissimuler. Et je n’ai pas posé de questions auxquelles il n’aurait pu répondre. Il a souri lorsque j’ai dit “militaire”. Il avait pris le temps de penser aux paysages d’Irak qu’il a en lui lorsque j’ai dit “Bagdad”. Il n’a pas menti. Alors je l’ai suivi et nous sommes montés. J’ai trébuché, je crois, dans le couloir du troisième étage. La moquette épaisse a étouffé les bruits mais nous avons ri. J’avais beaucoup bu. Et lui aussi. J’ai dû mettre ma main devant ma bouche. Dans l’autre, j’avais une de mes chaussures. J’avançais de guingois et lui riait et me tenait. Sa main, là, qui me tenait par la taille, je l’ai aimée tout de suite. Je ne sais pas depuis combien de temps je rencontre des hommes dans les bars des hôtels. À Paris. À Genève. À New-York. Ce n’était pas le premier. J’ai commencé après ma séparation avec Marwan. Cela en surprend certains parfois. Que je sois irakienne. Comme si cela empêchait le désir du corps et le “désespoir besoin d’aimer”. Marwan aimait bien citer Éluard. C’est une des choses que j’ai gardées de lui. Et le goût du sexe, aussi, peut-être ... Je me souviens, lorsque nous faisions l’amour, à Alexandrie, dans cet appartement qu’il louait, face à la mer, pressés de profiter de ces heures qu’il avait volées à sa vie, à sa femme, au Caire, au Musée... Marwan que j’avais un peu pour moi toute seule, quelques heures par mois, ce qui faisait peut-être quelques jours par an... J’ai aimé ces instants-là. Je me croyais libre. La poésie, l’amour et les repas pris à des heures incongrues, dans la rue, sur une terrasse du port, à l’heure où les autres font la sieste ou boivent un café. J’ai aimé cela. Ensuite il y avait la solitude, toujours. Et l’attente. Jusqu’à ce qu’il me quitte. Cela m’a surprise. J’étais persuadée que c’était moi qui partirais. Je me souviens de ce jour-là : il était arrivé en retard, les sourcils froncés. Je n’avais pas vu tout de suite qu’il n’y aurait pas d’étreintes, de promenades amoureuses, qu’il n’y aurait qu’un échange sec, rapide et que Marwan était venu, cette fois, pour repartir. C’est après, oui, sûrement, que j’ai commencé à dire oui aux hommes dans les hôtels.


Laurent Gaudé


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dimanche 19 mai 2019

Hélène Dorion, LE TEMPS DU PAYSAGE (vidéo)


Si heureuse de vous retrouver.
Radieux week-end à chacun chacune d'entre vous.
Le temps est paysage.
Neuf à chaque fois.

Je vous embrasse.
Den

La Littérature, Livre Les Liaisons, Page



Coeur, Cordon, Suspendue, Amour